Au château Pontet-Canet, les rangs de vignes ne sont pas parfaitement rectilignes et n’ont pas les pieds désherbés. À la place des machines, des chevaux labourent. Le bourdonnement des insectes se fait pesant. L’air n’est pas empoisonné par la chimie des pesticides comme c’est souvent le cas ailleurs dans le vignoble bordelais.
Ici, on est loin de l’image lisse des vignes conventionnelles, la carte postale brandie par le CIVB (Conseil Interprofessionnel des vin de Bordeaux) et les grands vignobles bordelais. Jean-Michel Comme, le régisseur du domaine en charge de la production vigne et vin, l’a converti à la biodynamie, version jusqu’au-boutitste de la culture bio, à partir de 2004. Lui, sa « transition personnelle est intervenue il y a 20 ans.»
Pour aller plus loin sur le concept et les labels de biodynamie, lire aussi notre infographie : « AB/DEMETER/BIODYVIN, la guerre des bios »
Sur les cartes ci-dessus :
À gauche, l’apparition et la répartition des vignerons bio dans le temps. À droite, la répartition en 2014 par AOC (Appellation d’Origine Contrôlée). On observe que le Médoc est très peu bio. Le climat océanique propice au développement de parasites est la première cause avancée pour justifier l’usage des pesticides.
Données récoltées auprès de l’Agence Bio (2012) et compilées par le laboratoire ADESS CNRS 5185.
Des lectures décisives, une véritable aversion pour les pesticides, une perte de confiance en sa pratique. Une prise de conscience. « L’élément déclencheur a été mon intérêt pour l’alimentation dans la santé. J’ai trouvé ça tellement logique et tellement simple. La vérité devait certainement être de ce côté. Aussi, Les plantes malades des pesticides du chercheur Francis Chaboussou et son concept de trophobiose ont été cruciaux dans ma réflexion». Aujourd’hui, Pontet-Canet est le seul grand cru classé certifié en bio et en biodynamie.
En terme de surface, la Gironde, cœur du bordelais, est certes le premier département viticole de France, mais il ne consacre qu’une petite part de son vignoble à la bio : 6,2%. C’est d’autant plus explicite quand on compare cela aux régions motrices dans le domaine, moins riches, comme l’Alsace dont la part de la surface bio atteint 14%. Cinq régions ont déjà franchi le cap des 10 % : Lorraine, PACA, Alsace, Franche-Comté et Corse.
Cette réalité ne peut se contenter des analyses complaisantes que l’on observe, et il apparaît clairement que le vin bio bordelais n’est pas prêt de tenir le haut de l’affiche. En développement depuis le début des années 90, ce n’est que de 2009 à 2011 qu’il connaît un réel boom. 33% de surfaces bio en plus en deux ans, et seulement 2% d’augmentation depuis. À croire qu’il a atteint ses limites.
Comprendre ce retard
Nombreuses sont les théories expliquant ce retard du leader du vin dans la bio. Un marché de niche pour certains, un virage raté pour d’autres, ou simplement des obstacles climatiques. Quatre spécialistes s’expriment.
« Traditionnellement, Bordeaux était une terre pionnière en vinification, en matière d’innovation et même en marketing. Le fonctionnement bordelais a été repris partout dans le monde. Mais ce leader n’a pas su aborder le virage bio des années 2000 et plutôt que d’admettre son retard, a préféré s’en détourner. C’est un tabou. » — Benoist Simmat, journaliste et auteur de « Bordeaux Connection »
« On aurait pu s’appuyer sur la bio pour changer l’image de Bordeaux. Pas seulement de manière cosmétique et communicationnelle comme c’est la cas aujourd’hui. Mais le négoce bordelais, la moitié du CIVB – une constitution censée représenter la filière dans sa totalité – n’en voulait pas. C’est simple, leur base de marge ce sont les grands crus classés, des vins de château qui ne sont pas bio et ne le seront jamais. Aujourd’hui, avec les manques de stock, les prix sont tirés vers le bas et ceux du bio sont alignés avec le conventionnel. Alors que pour produire en bio, le coût de production est 30% supérieur. » — Dominique Techer, président du Comité d’Action de Vignerons de Bordeaux (CAVB) et viticulteur bio
« Si on observe un ralentissement des conversions c’est que ce marché n’a pas encore rencontré sa demande. De toute manière, le vin de Bordeaux est en crise même si l’on observe une légère reprise. Si au CIVB, on ne fait pas particulièrement la promotion du bio, c’est parce qu’on ne peut pas faire la promotion d’un vin en particulier plus qu’un autre. Comment inciter des vignerons à se convertir à la bio si on ne peut leur promettre des revenus corrects derrière? Ça n’est pas la mission du CIVB. Les vins bio ont intérêt à garder une identité forte et ne pas se fondre dans la filière principale. » — Bernard Farges, président du CIVB
« La bio progresse par pallier et on peut prévoir que pour l’instant, les conversions vont se tasser. Durant mes recherches, on m’a dit : « ceux qui devaient se convertir ce sont convertis ». Et ceux qui ne sont pas certifiés pensent que « la bio fait cheap ». Les AOC font de l’ombre à la bio qui n’est pas une information à mettre en avant. Ça peut faire la différence pour les appellations périphériques ou intermédiaires comme les Côtes-de-Bourg, les Blayes ou les Côtes-de-Castillon. Mais pour le Haut-Médoc, le label bio n’apporte rien. » — Frédérique Célérier doctorante en géographie, auteur de « Bordeaux : l’impossible fabrique d’un territoire viticole bio ? »
Mais que fait le CIVB ?
Le CIVB se donne pour mission de représenter le vignoble bordelais, orienter et entretenir son développement. Il représente les différents acteurs de la profession dont les vignerons, les organismes de défense et de gestion (ODG) des AOC, les négociants et les courtiers en vin… Et le SVBA, le syndicat des vignerons bio d’aquitaine. Théoriquement donc, le CIVB est également en charge du développement de la filière bio de la viticulture aquitaine et plus précisément girondine. « Ces gens-là détestent la bio », coupe court Jean-Michel Comme du domaine de Pontet-Canet. Ce conseil est souvent présenté comme un ennemi de la bio.
Face à la communication soignée de cet organisme pas évident d’étayer les allégations. Selon Frédérique Célérier, « le CIVB tire à boulets rouges sur la bio. » Le président du CAVB, Dominique Techer, est également virulent à l’encontre du Conseil interprofessionnel des vins de Bordeaux. Pour lui, la conscience environnementale « est une lame de fond et au CIVB, ils nous font la promotion du management environnemental. Mais c’est une usine à gaz. Ils ont décidé que le développement de la viticulture bio n’était pas une priorité. »
Au Syndicat des Vignerons bio d’Aquitaine (SVBA), le discours est plus policé. Présente dans le bar à vin du CIVB lors d’un apéro bio (à découvrir ici en vidéo) à l’initiative de son syndicat, la présidente du SVBA, Anne-Lise Goujon, fait le point sur la filière bio et le rôle du comité :
Quid de la demande ?
« Le marché du bio n’a pas encore rencontré sa demande », annonce Bernard Farges, président du CIVB. C’est l’un des arguments avancés pour justifier le peu de soutien apporté par le conseil au développement de la filière. Avec 104 participants au moment de la rédaction de l’article, certaines tendances se dégagent du sondage ci-dessous. Alors qu’une franche majorité des participants n’a jamais goûté de vin bio de Bordeaux, plus d’un consommateur sur deux dit préférer se tourner vers du vin conventionnel. Le prix inquiète, mais à prix équivalent, le bio est plébiscité par une majorité écrasante.
Vous pouvez participer au sondage et faire évoluer le graphique ici.
Alice Fimbel-Bauer, Vincent Trouche, Benjamin Pietrapiana