Gaz en Europe : l’impérialisme russe vacille

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L’argument énergétique est devenu un enjeu diplomatique crucial dans une Europe dépendante du gaz provenant de Russie. Cependant, la guerre avec l’Ukraine a démontré une évolution des comportements de plusieurs pays qui cherchent depuis quelques temps à s’extraire de l’étau russe. Au coeur des tensions : l’équité des tarifs. Décryptage.

« Vladimir Poutine veut recréer l’Union soviétique. » Barack Obama a pesé ses mots lors du dernier G7, en Allemagne. Sous le règne de l’ancien agent du KGB, la Russie s’invente un nouvel impérialisme. Cette fois-ci le Kremlin n’envoie plus les chars ou l’armée rouge mais menace… de couper les livraisons de gaz naturel.

Son pays est le deuxième plus gros producteur de gaz au monde et inonde l’Europe de cette matière première hautement stratégique. Actuellement, peu de pays de l’Union sont auto-suffisants.

Les gazoducs qui parcourent l’Europe, d’Est en Ouest.

La Russie alimente le continent européen grâce à son réseau de gazoducs. Avec le conflit ukrainien, chacun cherche de nouvelles stratégies : le Kremlin veut contourner le territoire ukrainien tandis que l’Europe cherche à s’alimenter en dehors de l’entreprise russe Gazprom, avec les gazoducs transanatolien et transadriatique (en savoir plus sur les gazoducs en parcourant cette carte interactive).

Pour quelques molécules de gaz de plus

La question du prix du gaz est devenue une source de tensions depuis quelques années en Europe. Par ses réserves naturelles, la Russie, premier exportateur européen en la matière, peut fournir l’intégralité du continent, hormis la Norvège. Par sa politique internationale plutôt autoritaire, le Kremlin a cristallisé les tensions.

Poutine et Medvedev font la pluie et le beau temps sur le gaz européen.
Poutine et Medvedev font la pluie et le beau temps sur le gaz européen.

Cela ne date pas de novembre 2013 avec les évènements de l’Euromaidan en Ukraine. Depuis 2005 et la Révolution Orange, la Russie veut imposer une hausse des tarifs à l’Ukraine. Ce n’est pas une question géopolitique, seulement la volonté de rattraper les prix appliqués aux clients européens.

Au cours de l’hiver 2006, un incident diplomatique éclate : Vladimir Poutine décide de réduire de 50% les livraisons de l’Ukraine sans pour autant toucher au volume de gaz destiné à l’Europe. Un accord tacite est trouvé dès le 4 janvier 2006 entre le Président ukrainien Ianoukovitch et le Kremlin. Le prix fixé pour la livraison de gaz est alors de 550 dollars par milliers de mètre cube, soit le tarif le plus cher jamais proposé.

En 2009 de nouvelles crispations interviennent entre l’Ukraine et la Russie, ce qui va impacter cette fois-ci les livraisons de gaz en Europe.

Ci-dessous un graphique représentant l’évolution du tarif entre les deux pays, où les arguments diplomatiques dominent les nécessités économiques.

mmc = milliers de mètre cube

  • 2009 : Contrat très favorable pour Gazprom, signé après les suspensions de livraison: 500 $/mmc
  • 2010-2012 : Accords de Kharkov qui fixe le gaze à 400 $/mmc
  • 2013 : Accords économiques pour un assouplissement du tarif  : 268 $/mmc
  • Mars 2014 : Annexion de la Crimée et non remboursement de la dette ukrainienne : 485 $/mmc
  • Juin 2014 : Suspension des livraisons de gaz russe en raison des tensions dans le Donbass
  • Octobre 2014 : Accord intermédiaire pour six mois de livraison à 378 $/mmc
  • Avril 2015 : Accord reconduit avec réduction du prix : 280 $/mmc

« L’Europe a renforcé depuis deux ans les contraintes imposées aux fournisseurs pour exiger le stock de volume nécessaire pour l’hiver » Gilles Sirvent.

Il est pour l’instant très compliqué de mesurer le véritable impact du conflit ukrainien sur le prix du gaz. Pour Gilles Sirvent de la société Cofely, « l’Europe a renforcé depuis deux ans les contraintes imposées aux fournisseurs pour exiger le stock des volumes nécessaires pour l’hiver. »

Malgré une hausse générale des prix de 2010 à 2014, la chute du pétrole a masqué les conséquences de la guerre. On aurait ainsi pu connaître une véritable déflation des prix sans les ambitions exacerbées de Vladimir Poutine.

Cette infographie représente plusieurs informations sur les tarifs du gaz en Europe.

On ne voit pas directement l’impact de cette crise car la chute du pétrole le masque. Les marchés ayant fortement chuté, on ne ressent pas de grosse différence en Europe. Les prix sont très intéressants pour le moment, et l’hiver 2014 n’a pas eu de flambée des prix mais ils auraient pu descendre encore plus bas sans la crise ukrainienne. Gilles Sirvent.

France : le gaz russe de moins en moins consommé

Aujourd’hui, la quasi totalité du gaz en France vient de l’étranger. De moins en moins capable de subvenir à ses besoins en gaz par sa propre production (la réserve de Lacq en Aquitaine étant presque épuisée), la France se chauffe grâce au gaz venant de l’étranger.

Contrairement à l’Allemagne dont le gaz vient pour plus d’un tiers de Russie, la France dispose d’une multitude de fournisseurs en gaz qui lui sont liés pour la plupart par des contrats longue durée, ce qui la rend moins dépendante des importations russes. Malgré des évolutions des importations d’une année à l’autre, les principaux fournisseurs de la France restent les mêmes, avec des part sensiblement similaires.

Devenu un fournisseur privilégié de la France dans les années 1980, l’URSS de l’époque a connu son apogée entre le milieu des années 1990 et la fin des années 2000. La Norvège est ensuite devenue le premier fournisseur de gaz de la France. Par rapport à d’autres pays (exemple: ceux de l’ex URSS qui dépendent presque tous à 100% du gaz russe), la France est moins dépendante des évènements géopolitques tels que la crise ukrainienne de fin 2013 grâce à cette multitude de fournisseur.

Depuis la crise ukrainienne, la France a d’ailleurs choisi de relancer certains circuits historiques du gaz, comme l’Algérie. Elle s’est également tournée de manière significative vers le Gaz Naturel Liquéfié (GNL) provenant du Qatar, notamment, et importé par méthaniers. La Russie garde néanmoins une place importante dans les importations françaises. Avec près d’1/5 de ses approvisionnements, mais loin des pics des importations russes du milieu des années 1990. La France est également à l’abri d’un black-out énergétique grâce à des capacités et des lieux de stockage importants.

Dans le secret des négociations

Gilles Sirvent livre quelques précisions sur le déroulement des négociations entre Gazprom et GDF Suez : « Il existe deux types de contrat. Sur le court terme, des achats de nécessité pour la saison hivernale et ensuite sur le long terme, de 5 à 25 ans, pour la consommation et l’approvisionnement. »

Ce sont généralement ces pourparlers qui intéressent le plus les états, très souvent actionnaires des sociétés de gaz. Ils s’impliquent pour s’assurer que les stocks de gaz seront suffisants pour les saisons hivernales, mais assurent aussi une certaine équité des prix.

La commission européenne aimerait bien pouvoir peser dans ces transactions, l’Europe est toujours donnée perdante mais sans ces contrats la Russie serait en bien mauvaise posture.

La Commission européenne est l’un des nouveaux acteurs émergents dans ces négociations. Elle souhaite les diriger afin de mutualiser les tarifs et éviter de trop grands écarts, souvent dénoncés comme des injustices. Gazprom et la Russie sont bien évidemment contre cette politique, car ils n’ont aucun intérêt à personnaliser leurs contrats. « La commission aimerait bien pouvoir peser dans ces transactions, confirme Gilles Sirvent. L’Europe est toujours donnée perdante mais sans ces contrats la Russie serait en bien mauvaise posture. »

La France se met à l’abri avec le nucléaire

Depuis 1945, la France a fait le choix de l’indépendance énergétique en sortant du tout charbon. Ce choix est intervenu dans un contexte mondial qui a vu poindre la raréfaction des énergies carbonées fossiles et une prise de conscience de l’impact de la consommation de ces mêmes combustibles sur le climat de notre planète.

La stratégie de l’indépendance énergétique demeure essentielle alors que la demande des pays émergents tend à dépasser celle de pays dit développés comme la France. Si elle a été parfois critiquée violemment pour cette décision, la France a, en optant pour le nucléaire, fait du charbon et à moindre mesure du gaz naturel des sources d’énergie secondaires.

Grâce à sa production d’électricité par les centrales nucléaires, l’éolien ou le photovoltaïque, la France peut se targuer de disposer d’un panel énergétique diversifié. Elle n’est pas tributaire d’un type de ressource ni même d’un partenaire commercial.

Ce bilan est néanmoins à édulcorer : le gaz naturel est l’énergie qui a le plus progressé (sa part dans le bilan énergétique national est passée de 7,4% à 15% entre 1973 et 2008, plus que toute autre énergie). Sa part est même susceptible d’augmenter, en raison notamment du développement de nouveaux usages tels que l’utilisation du gaz naturel pour véhicules dans les véhicules utilitaires lourds (autobus, bennes à ordures ménagères), la production combinée de chaleur et électricité (cogénération).

Gaz de schiste : mythe ou réalité ?

Pour éviter d’être tributaire des énergies venant de l’étranger et notamment du gaz venant de Russie, certains pays comme la Pologne ont tenté dès 2012 d’exploiter leur ressources en gaz de schiste. Avec des réserves estimées autour de 5 000 milliards de mètres de cube de gaz de schiste, la Pologne présentait la plus importante ressource de schiste en Europe. Mais après le forage de 66 puits, les réserves se sont révélées inexploitables commercialement.

Derrière la Pologne, la France présenterait la deuxième réserve dans le domaine avec près de 3800 milliards de mètres cube (selon l’Agence Internationale de l’Energie). Mais depuis la loi Jacob de 2011, l’exploitation du gaz de schiste a été interdite dans l’Hexagone. Par ailleurs, comme pour la Pologne, ses réserves – vues comme un eldorado pour échapper à l’emprise du gaz russe – peuvent parfois s’avérer être une coquille vide.

Les chiffres et l’exploitation commerciales de ces ressources en gaz de schiste posent souvent question. Jusqu’ici, seuls les Etats-Unis ont vraiment pu en tirer parti… Sur ce gaz non-conventionnel, Gilles Sirvent a une opinion très ferme sur ce sujet, très souvent politisé : « en Europe, il n’y aucune urgence à aller chercher cette énergie fossile. peut-être en 2200 pour les générations futures. Les réserves sont infimes et vu notre rythme de consommation, le gaz de schiste sera épuisé au bout de 40/50 ans. » Cet avis résume en partie l’objectif de cet enquête, ce facteur déterminant qui incite les pays européens à se pencher sur la question du gaz. En effet, quel avenir pour cette ressource si précieuse pour nos foyers en hiver ? Là-dessus personne n’a encore trouvé de solution durable, car les questions économiques et diplomatiques prédominent avant tout. À chaque fin d’année cette problématique reviendra inlassablement hanter les discussions de Bruxelles, à moins qu’un accord historique soit trouvé avec la Russie de Poutine… ou que l’on découvre miraculeusement une réserve naturelle en Mer du Nord.

Émilien Gomez, Valentin Pasquier et Adrien Mathieu

  • Lire le making-of de l’enquête