La gestion des déchets dangereux des entreprises est un enjeu de sécurité et de salubrité publique. Pourtant, en Aquitaine notamment, un voile récalcitrant plane sur le sujet si bien qu’il est quasiment impossible de définir précisément l’état du gisement de ces déchets, leur collecte et leurs modes de traitement. Entre pratiques frauduleuses et réglementation incomplète, où passent les déchets qui disparaissent des statistiques ?
« On avait créé une affiche « Les déchets c’est pas compliqué ! » devant laquelle un collègue s’était interrogé :“Mais si c’est si simple, pourquoi faire une affiche ?» Un sourire en coin, Franck Uteau, coordinateur déchets-air-énergie du Département de la Gironde, patiente un peu pour être sûr de son effet.
Avec 3,6 millions de tonnes de déchets produits par an en Aquitaine (données 2012), le sujet est en effet loin d’être anodin. Il reflète l’enchevêtrement des compétences des collectivités locales, ce qui n’est pas sans soulever quelques problèmes. Gérés par la Région, les déchets dangereux des professionnels ne représentent que 4 % du gisement global. C’est peu ? Solvants, huiles de vidange, véhicules hors d’usage ou encore boues de stations d’épuration nécessitent toutefois un traitement particulier dû à leur dangerosité pour la santé et l’environnement. Un traitement encadré par une réglementation aussi stricte que floue. Et un casse-tête pour les pouvoirs publics.
Lancé en 2005, le Plan de Réduction et d’Élimination des Déchets Dangereux en Aquitaine (PREDDA) avait pour ambition d’y mettre de l’ordre d’ici 2015. Dix ans plus tard, ni la Région ni le Département ne peuvent produire de données précises sur la quantité réelle de déchets produits. Le rapport final du Plan, réalisé en 2014 à partir de données datées de 2012 mais jamais publié, révèle la « disparition » de 85 728 tonnes de déchets potentiellement produits en Aquitaine mais jamais collectés.
Où vont les déchets dangereux des professionnels qui s’évaporent des écrans radars ?
Laure Prete, rédactrice du rapport le concède : « C’était une étude nécessaire mais il en est ressorti des manques. Le document informe aujourd’hui davantage sur l’absence de données que sur la situation des déchets dangereux en Aquitaine. La Région a bien fait de commander cette étude mais elle va maintenant devoir travailler sur ces manques d’information en mettant en place des filières de collecte ainsi que des déclarations pour les petits producteurs. Faute de données précises, tous les chiffres du rapport sous-estiment forcément le problème ». L’étude a fini par être tout simplement mise aux oubliettes.
Il faut dire que le mille-feuille administratif ne simplifie pas l’application de mesures restrictives. « La Région est compétente concernant les déchets dangereux des entreprises. Enfin sauf pour le BTP, là c’est le Département qui garde la main. Elle doit assurer la visibilité du gisement et disposer des capacités suffisantes pour le traiter. Mais derrière, ce sont les collectivités locales – la Métropole pour Bordeaux – et les syndicats de déchets qui décident de l’application des différents plans. »
Malgré ses qualités de pédagogue, Franck Uteau a bien du mal à clarifier le monde complexe du déchet dangereux.
Alors que les lois et les décrets se succèdent depuis dix ans, aucune décision politique n’a jamais permis de clarifier le flou existant.
Depuis 2011, la loi dit que tout producteur de plus de deux tonnes de déchets dangereux par an doit les déclarer auprès de la Direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du logement (DREAL). Le rapport fait état de 322 Installations Classées pour la Protection de l’Environnement (ICPE) en Aquitaine. En deçà du seuil légal, rien ne contraint les professionnels.
« Le problème c’est qu’il y a des PME et des TPE qui produisent de grandes quantités de déchets très dangereux par rapport à leur activité et qui ne sont pas soumises à déclaration. Ils sont donc très difficilement traçables », souligne Franck Uteau. La Région Aquitaine évalue ce gisement à près de 170 000 tonnes. Un chiffre « largement en-dessous de la réalité », selon Laure Prete.
Les Chambres des Métiers et de l’Artisanat de Gironde et d’Aquitaine ont mis en place des réseaux de gestion collective pour les déchets dangereux des artisans : Défi de l’environnement pour les garagistes, Imprim’Vert pour les imprimeurs, Couleur Nature pour les peintres en bâtiment, Reflex Nature pour les photographes…
Malgré les 35 % de réduction directement applicables sur leur facture s’ils ont recours à ces services de collecte, les artisans sont très peu nombreux à y recourir. Eux mettent en balance le coût que cela représente pour leur entreprise : dans le bâtiment, il serait estimé à 0,6% du chiffre d’affaire, soit l’équivalent de la marge réalisée par les entreprises du BTP.
« Mon laboratoire, s’il brûle, j’exagère un peu mais c’est Hiroshima. Il y a des produits aux normes, tracés, mais vraiment dangereux, qui montent à des températures très élevées. »
Walid Karkoud, prothésiste dentaire à Bordeaux est lucide sur la dangerosité des produits qu’il manipule : plâtres irritant pour la peau, résine urticante, cobalt ou béryllium pouvant causé la bérylliose, une maladie grave ou encore céramique dangereuse pour les voies respiratoires. Une lucidité qui ne l’empêche pas de s’en débarrasser « avec les ordures ménagères », sans autre précaution que l’usage de sacs plastiques fermés.
Sur les 25 prothésistes répertoriés en Aquitaine, aucun ne fait partie d’un réseau de gestion collective des déchets dangereux. Ils produisent pourtant chacun 4 tonnes de déchets dangereux par an en moyenne.
Mais aucun texte de loi ne les oblige à prendre en charge ces déchets. Aucun contrôle des autorités sanitaires ne les menace. Après 12 ans passés dans la profession, Walid Karkoud ne se fait pas d’illusion : « Aucun prothésiste, à part peut-être les grosses entreprises de plus de 20 salariés, ne passe par les filières de collecte ou par les déchetteries professionnelles. Ça coûte cher et puis ce n’est pas dans nos habitudes. Mais s’il y avait plus de contrôles, nous serions bien obligés de le faire ».
Ces entrepreneurs qui contournent la loi
Si ces déchets se retrouvent dans les conteneurs traditionnels, certains viennent aussi alimenter les décharges sauvages. Une application pour smartphone, lancée au niveau international ambitionne de les épingler. « Trashout permet aux citoyens de répertorier les dépôts et décharges sauvages tout en alertant les mairies mais le Département n’y est pas très favorable car cela met en difficulté les maires qui n’ont pas forcément les moyens de procéder au traitement des déchets dangereux », confie Franck Uteau.
Sur les 34 décharges répertoriées, 76 % se situent en Gironde. « J’ai fait un tour de 5 km et j’ai trouvé 11 décharges sauvages près d’une déchetterie. Les gens arrivent, voient que la déchetterie est fermée et vont déposer leurs déchets un peu plus loin », confie le responsable territorial.
Pendant les horaires d’ouverture, certains professionnels n’hésitent pas à venir déposer leurs produits usagés dans les déchetteries publiques. A Eysines, Yann Réthore l’admet : « Tout résident de la Métropole peut, sur présentation d’un justificatif de domicile de moins de trois mois obtenir une vignette d’accès à la déchetterie publique. A cela s’ajoute une limite de hauteur et de poids de véhicule contrôlée par un portique de gabarit. Quand vous avez réuni ces deux critères, vous êtes aptes à rentrer en déchetterie. Ce simple fait ne constitue pas un obstacle suffisamment efficace pour éviter les dérives. »
Les petits entrepreneurs peuvent aisément contourner la loi. « Un artisan peut avoir un véhicule de moins d’1,90m et déposer ses déchets dangereux comme un particulier le ferait. Les réglementations ne sont pas suffisantes pour faire un filtre efficace. » Même si des méthodes de contrôle sont à l’étude, aujourd’hui, seul le gabarit du véhicule compte : il ne doit pas excéder 3,5 tonnes pour 1,90 mètres de hauteur.
Des mesures insuffisantes face à l’attrait économique. « Un professionnel qui veut se débarrasser de quinze baignoires peut en avoir pour 300 € en déchetterie professionnelle, en déchetterie publique, c’est zéro ! Aucune forme d’amende ou de sanction n’existe contre les fraudeurs et ils sont difficiles à détecter. »
Se tournant vers un camion blanc stationné près d’une benne, le responsable des Centres de Recyclage de Bordeaux Métropole interroge : « Vous diriez qu’il s’agit d’un professionnel ou d’un particulier ? Pas évident de répondre avec certitude ». 89 % des artisans ne font pas partie d’un réseau de gestion collective mis en place par la Chambre des Métiers et de l’Artisanat. Autant de professionnels susceptibles de déposer illégalement leurs déchets dans les déchetteries publiques de la région. Et autant de déchets dont le coût du traitement devra être assumé par la Métropole.
Depuis quelques mois, un éco-organisme nommé éco-DDS récupère à l’échelle nationale les déchets dangereux de toutes les collectivités. Mais il n’est censé récupérer que ceux des particuliers déposés en déchetterie. Il ne récupère jamais ceux des entreprises. Pour ce faire, il ne prend à sa charge que le transport et la valorisation des déchets qui ne dépassent pas un certain volume. Hors, les déchets des professionnels dépassent souvent ces volumes limites. Lorsqu’ils arrivent en déchetterie illégalement, éco-DDS refusent de les reprendre et c’est la Métropole qui doit financer leur transport et leur élimination via les finances publiques. « La collectivité paye alors pour un produit qu’elle n’avait pas à traiter et c’est le contribuable qui doit supporter ce coût » explique Yann Réthore.
Un encadrement en suspens
Alors comment améliorer le traitement de ces déchets dangereux ? S’il admet qu’en apparence la solution pourrait être de contraindre les petits artisans à déclarer leurs déchets, Franck Uteau reste sceptique. « Ce serait très difficile à mettre en place car les entreprises montent au créneau lorsqu’elles pensent qu’on va leur imposer de la paperasse supplémentaire. Dans une TPE, chaque emploi est optimisé. Les coûts sont calculés en fonction des tâches que chacun peut réaliser. Alors une tâche supplémentaire, c’est un coût qui leur semble injustifié. » Une autre solution pourrait être de mieux accompagner les entreprises.
En attendant, aucune sanction concrète ne menace les professionnels qui continuent à se débarrasser illégalement de leurs déchets dangereux. Alain Daphniet, responsable à la DREAL Aquitaine, reconnaît un peu gêné que « les déclarations des ICPE n’ont pas vocation à être vérifiées. Seules les installations présentant le plus de risques sur le plan environnemental peuvent faire l’objet de contrôle tous les 4 à 5 ans. » Mais pour l’immense majorité des autres producteurs, rien n’est prévu.
Ni l’État ni les collectivités territoriales n’ont les moyens de s’intéresser aux petits pollueurs qui demeurent dans l’auto-contrôle. Une forme d’opacité organisée qui n’est pas près de s’éclaircir malgré le lancement d’un nouveau plan à l’échelle de la future grande région Aquitaine. 25 % des déchets dangereux produits dans la région se volatilisent toujours chaque année.